Fanfiction

Pas de Cartier pour l’Amérique

Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d’écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre pour le sujet et le lieu.

Cette semaine, Mélissa Verreault, auteure de L’angoisse du poisson rouge, revisite la découverte de la Nouvelle-France…

Jacques se sentait fébrile. La nervosité nouait son estomac. Pour le petit-déjeuner, Catherine, se disant que toutes ces bonnes choses lui manqueraient lors de la traversée, lui avait préparé un plateau de viennoiseries, tourtes, gâteaux de riz, massepain, pâte à choux, confitures de toutes sortes ; il ne mangea pratiquement rien. Il quitta le manoir sans prendre la peine d’embrasser sa douce. Cette dernière engouffra presque toutes les pâtisseries pour oublier son chagrin.

Lorsque Jacques arriva au port de Saint-Malo, le soleil se levait paresseusement. L’équipage s’affairait aux derniers préparatifs. Les bonnes femmes disaient au revoir à leur moussaillon d’époux, la larme à l’œil et le foulard à la main. Des dizaines de curieux étaient venus saluer les téméraires qui avaient osé s’embarquer dans cette aventure. C’était le 20 avril 1534. Pour toujours, le monde se rappellerait cette date.

On acheva d’appareiller les navires. Enfin, on allait pouvoir prendre le large.

À peine avait-on quitté les côtes bretonnes qu’un vent ravageur se leva. La mer s’agita, plusieurs matelots, qui en étaient à leur premier grand voyage, vomirent en continu, pendant que leurs collègues au cœur plus solide s’affairaient à vider les cales de l’eau qui rapidement s’accumulait. Jacques en avait vu d’autres, cette petite tempête ne lui faisait pas peur. En marin aguerri, il aurait pourtant dû se méfier : il savait bien que le véritable danger n’est jamais là où on l’attend.

Ayant l’habitude de marcher la tête haute et le menton bien relevé, Jacques mit les pieds dans une flaque de vomi, ce qui le fit trébucher. Sa tête percuta le pont du navire dans un bruit sec. Il perdit instantanément connaissance.

Le capitaine se réveilla quatre heures plus tard. Ses hommes l’avaient porté jusqu’à sa couchette. Étourdi, il tenta de se relever, sans succès.

— Où sommes-nous ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

— Vous vous appelez Jacques Cartier, capitaine. Vous dirigez ce navire, qui vient tout juste de partir en direction du Nouveau Monde. Nous attendons vos ordres.

— Faites demi-tour. Immédiatement ! Le Nouveau Monde, mais qu’est-ce que cette histoire ? Je veux rentrer chez moi. J’ai faim.

— Mais capitaine, nous ne…

— C’est moi qui décide, oui ou merde ? Allez, à la maison !

Les marins s’exécutèrent. On ne les payait pas pour réfléchir, mais pour obéir aux ordres.

***

On croyait Giovanni da Verrazzano mort depuis au moins six ans, bouffé par des anthropophages ; en vérité, tout ce temps, il se l’était coulée douce dans les Antilles. Il avait travaillé plusieurs années pour le roi François Ier qui, en 1523, l’avait chargé de découvrir un passage menant à l’océan Pacifique. Lorsque le chef des Français avait été fait prisonnier à Pavia durant la sixième guerre d’Italie, Giovanni en avait profité pour changer son fusil d’épaule et rejoindre le camp des gagnants. Avec un patronyme et des ancêtres italiens, il était logique qu’il préfère travailler pour le compte de Carlo d’Asburgo.

La rumeur selon laquelle Jacques Cartier avait fait un fou de lui en mettant un terme à son expédition après seulement 24 heures en mer parvint jusqu’aux oreilles de l’ancien explorateur français devenu traître italien. Il vit là un signe du destin : il devait reprendre du service en tant que navigateur et aller voir ce qui se passait du côté du Saint-Laurent. Après tout, c’était lui-même, en 1508, qui avait donné ce nom au cours d’eau, en l’honneur de San Lorenzo di Roma. Il était temps que le fleuve renoue avec ses origines italiennes.

Giovanni entra en contact avec l’empereur Carlo, qui accepta de subventionner l’expédition. Il retourna en Europe, où on le traita en véritable héros – il avait survécu à l’appétit des cannibales, ce n’était pas rien ! En quelques semaines, il réunit un équipage de 120 hommes. Exactement un an après la tentative ratée de Jacques Cartier, soit le 20 avril 1535, il mit le cap sur l’Amérique. Lui et son cortège arrivèrent à Terre-Neuve le 10 mai de la même année, naviguèrent dans les eaux du golfe quelques jours, puis posèrent le pied à Gaspé, où Giovanni fit ériger une croix haute de 30 pieds, revendiquant la région pour l’empereur Carlo.

C’est ainsi que fut fondée la Nuova Italia. Au fil des décennies, des milliers de colons venus de Firenze, Padova, Venezia débarquèrent sur le territoire nouvellement conquis. Quelque cent ans plus tard, les Français, qui n’avaient pas oublié la trahison de Verrazzano, déclarèrent la guerre à l’empire italien. Un certain soir de septembre 1759, sur les piane di Abramo, les soldats du général Montcalm arrachèrent la victoire à l’armée italienne. À compter de ce moment, lentement, les habitants d’origine italienne furent assimilés, leurs noms, francisés, leur culture et leurs croyances, réduites à néant. Le fait français triompha, et ce, à la grandeur de l’Amérique.

Tout cela parce que Jacques Cartier avait glissé sur la bile restituée par un matelot sans expérience.

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